11
La Bombe

 

 

En un instant, l’aimable lumière du soleil du paléocène fut abolie.

Une clarté aveuglante, rouge violacé, inonda l’air au-dessus de l’eau. Un bruit énorme et complexe déferla sur moi : c’était essentiellement le fracas d’une massive explosion, à laquelle se superposaient un rugissement et un bruit de destruction et de déchirement. Tout cela avait beau être dilué par les quelques pouces d’eau au-dessus de moi, le volume sonore était néanmoins si élevé que je fus forcé de me boucher les oreilles ; je criai, et des bulles s’échappèrent de ma bouche en me frôlant le visage.

Le fracas initial s’atténua, mais le rugissement continua de plus belle. Ma provision d’air fut bientôt épuisée et je fus contraint d’émerger. J’avalai une goulée d’air et secouai la tête pour chasser l’eau de mes yeux.

Le bruit était extraordinairement puissant. La lumière qui rayonnait de la forêt était trop violente pour être regardée en face, mais mes yeux éblouis reçurent l’impression d’une grosse boule de feu cramoisi qui tourbillonnait au milieu de la forêt presque comme un être vivant. Les arbres avaient été précipités à terre comme des quilles tout autour de ce brasier pirouettant et d’énormes fragments de Dipterocarps démembrés étaient soulevés et projetés en l’air comme des allumettes. Je vis des animaux détaler hors de la forêt, terrorisés, fuyant la tempête : une famille de Diatryma, les plumes roussies et ébouriffées, se précipita vers l’eau en titubant ; puis un Pristichampus, un beau spécimen adulte, martelant le sable de ses sabots.

C’est alors que la boule de feu sembla s’attaquer à la terre elle-même, comme pour s’y enfouir. Jaillis du cœur de la forêt saccagée, des bouffées d’une lourde vapeur incandescente et des fragments de rochers furent projetés fort loin et à grande hauteur ; chacun de ces derniers était manifestement saturé de carolinum, et l’on eût crut observer la naissance d’une famille de météorites.

Un incendie, dense et gigantesque, se déclara alors au milieu de la forêt, en réponse au contact destructeur quasi divin du carolinum ; les flammes s’élancèrent, hautes de plusieurs centaines de pieds, pour former un cône de lumière tourbillonnante à l’épicentre de l’explosion. Un nuage de fumée et de cendres, chargé de masses de débris volants, commença à se constituer tel un cumulonimbus au-dessus du brasier. Et, transperçant le tout comme un poing fulgurant, une colonne de vapeur surchauffée s’éleva du cratère creusé par la Bombe au carolinum, colonne éclairée de rouge comme par un volcan miniature.

Nebogipfel et moi-même ne pouvions que nous tapir sous l’eau et nous y maintenir le plus longtemps possible. Dans les intervalles où nous étions obligés de faire surface pour nous remplir les poumons, nous gardions les bras sur la tête par peur de l’averse de débris incandescents.

 

Au bout de plusieurs heures passées dans cette position, Nebogipfel décréta que nous pouvions prendre le risque d’approcher de la terre.

J’étais épuisé, mes membres étaient comme du plomb dans l’eau. Des brûlures me picotaient le visage et le cou et je mourais de soif ; je fus malgré tout obligé de porter le Morlock sur presque tout le trajet jusqu’au rivage, car ses forces limitées s’étaient épuisées bien longtemps avant la fin de notre calvaire.

La plage n’avait plus rien de commun avec l’aimable endroit où j’avais chassé les bivalves avec Hilary Bond, quelques heures seulement auparavant. Le sable était jonché de débris organiques, essentiellement des branches cassées et des fragments de troncs ; çà et là, le feu couvait encore ; des ruisselets fangeux se frayaient un chemin sur le sol hérissé de cloques. La chaleur qui émanait de la forêt était encore intolérable – des foyers brûlaient toujours en maints endroits – et la lueur rouge violacé de la haute colonne de carolinum illuminait les eaux agitées. Trébuchant pour éviter un cadavre calciné – celui d’une jeune Diatryma, ce me semble –, je trouvai une étendue de sable raisonnablement dégagée. J’époussetai la couche de cendres qui s’y était déposée et laissai choir le Morlock par terre.

Je trouvai un petit ruisseau et en recueillis l’eau au creux de mes mains. Le liquide était boueux et moucheté de cendres noires – je présumai qu’il était pollué par les restes calcinés des arbres et des animaux – mais ma soif était si forte que je n’eus d’autre choix que de boire à pleines poignées sales.

— Eh bien, constatai-je d’une voix réduite à un coassement par la fumée et la fatigue, voilà du beau travail ! Et dire que l’homme est présent au paléocène depuis moins d’un an…

Nebogipfel commençait à remuer. Il essaya de se hisser sur les bras, mais c’est à peine s’il pouvait relever la tête. Il avait perdu son masque facial ; les énormes et douces paupières de ses yeux délicats étaient encroûtées de sable. Je fus ému comme par une bizarre tendresse. Une fois de plus, cet infortuné Morlock avait été contraint d’endurer la dévastation de la Guerre chez les humains – chez les membres de ma propre race mesquine – et en avait pâti.

Aussi doucement que si je portais un enfant, je le soulevai du sable, le retournai et l’assis sur son séant ; ses jambes pendaient comme des bouts de ficelle.

— Du calme, mon vieux, dis-je. Vous ne risquez plus rien à présent.

Sa tête aveugle pivota vers moi et de son œil valide suintèrent d’énormes larmes. Il murmura quelques syllabes liquides.

— Quoi ? Que dites-vous ?

Je me penchai pour écouter.

— Pas en sécurité…, dit-il enfin en anglais.

— Quoi ?

— Nous ne sommes pas en sécurité, ici…, pas du tout.

— Mais pourquoi ? L’incendie ne peut plus nous atteindre.

— Pas l’incendie…, les radiations… Même lorsque la colonne lumineuse se sera éteinte… dans des semaines, voire des mois, les particules radio-actives perdureront…, les radiations nous rongeront la peau… Nous ne sommes pas en sécurité ici.

Je posai la main sur sa joue émaciée et parcheminée et, à cet instant – brûlé, en proie à une soif incroyable –, je ressentis une envie d’assumer pleinement la situation, de m’asseoir sur cette plage dévastée, nonobstant les incendies, les Bombes et les particules radio-actives, en attendant que l’Obscurité finale se refermât sur moi. Mais quelques lambeaux d’énergie rémanente fusionnèrent autour de mon inquiétude devant l’agitation sans force du Morlock.

— Alors, dis-je, nous allons partir d’ici et voir si nous pouvons trouver quelque endroit où nous reposer.

Ignorant les brûlures qui craquelaient la peau de mes épaules et de mon visage, je glissai mes bras sous le corps flasque de mon compagnon et le soulevai.

 

Nous étions à présent en fin d’après-midi et la luminosité du ciel commençait à baisser. Au bout d’environ un mille, nous étions assez loin du foyer central pour que le ciel fût vide de fumée, mais la colonne cramoisie montant du cratère creusé par le carolinum éclairait le firmament assombri avec presque autant de stabilité que les lampes Aldis qui avaient illuminé le Dôme de Londres.

Je sursautai en voyant un jeune Pristichampus sortir en trombe de la forêt. Le mastodonte cherchait la fraîcheur, sa gueule jaunâtre était béante et je vis qu’il traînait l’une de ses pattes postérieures, sévèrement atteinte ; il donnait l’impression d’être presque aveugle et complètement terrorisé.

Le Pristichampus passa près de nous en claudiquant et s’enfuit en poussant des cris monstrueusement aigus.

Je sentis à nouveau du sable propre sous mes pieds nus et je humai l’air marin, chargé d’iode, effluve qui commença à purger ma tête de la puanteur des cendres et de la fumée. L’océan demeurait placide et immuable – une mer d’huile sous les feux du carolinum – malgré toute la folie de l’Humanité ; et je fus reconnaissant envers ce patient élément, la mer qui m’avait tenu en son sein et m’avait sauvé la vie tandis que mes frères humains s’étaient mutuellement pulvérisés.

Cette rêverie fut interrompue par un appel lointain.

— O-hé !…

Le son venait de l’autre bout de la plage. À environ un quart de mille devant moi, je discernai une silhouette qui s’avançait en agitant les bras.

Je m’arrêtai un instant, totalement incapable de bouger, car je crois que j’avais alors présumé, dans quelque morbide recoin de mon âme, que tous les membres du Corps expéditionnaire transtemporel avaient été consumés par l’explosion atomique et que Nebogipfel et moi-même étions, une fois de plus, seuls dans le temps.

L’autre homme était un soldat qui s’était trouvé assez loin de l’action pour rester indemne, car il était vêtu de la tenue réglementaire : chemise en serge et pantalon vert jungle, chapeau en feutre et pantalon vert foncé avec socquettes. Il portait un fusil-mitrailleur et des sacoches en cuir pour les munitions. Il était grand, filiforme et roux ; et il avait comme un air de déjà-vu. Je n’avais aucune idée de l’air que je devais avoir, moi : un air de cauchemar ambulant, j’imagine, avec mon visage brûlé et noirci, mes yeux révulsés fixant le vide, mon pantalon pour unique vêtement et l’inhumain fardeau du Morlock dans les bras.

Le soldat releva son chapeau.

— Joli pétrin, n’est-ce pas, monsieur ?

Il avait l’accent sec et teutonique du nord-est de l’Angleterre.

Je me souvins de lui.

— Stubbins, c’est bien ça ?

— C’est moi, monsieur.

Il se tourna et désigna le bout de la plage d’un geste de la main.

— J’étais en train de faire des relevés par là-bas. J’étais à six ou sept milles du camp quand j’ai vu le boche s’amener au-dessus de l’eau. Et dès que j’ai vu monter cette grosse colonne de feu…, bon, j’ai compris que ça y était.

Il regarda sans conviction en direction du site du campement.

Je changeai de jambe d’appui et tentai de dissimuler ma fatigue.

— À votre place, j’attendrais quelque temps avant de retourner au camp. Le feu brûle toujours, et Nebogipfel dit qu’il y a un risque de radiations.

— Qui ça ?

Je soulevai légèrement le Morlock en guise de réponse.

— Oh lui.

Stubbins se gratta l’occiput, et ses cheveux en brosse crissèrent.

— Vous ne pourrez rien faire pour personne, Stubbins, pas encore.

— Alors, monsieur, soupira-t-il, qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Je crois que nous devrions continuer un peu le long de la plage et trouver un endroit abrité pour y passer la nuit. Je doute fort qu’aucune créature du paléocène soit assez téméraire pour s’en prendre aux humains cette nuit, après tout ce qui vient de se passer, mais peut-être devrions-nous faire du feu. Avez-vous des allumettes, Stubbins ?

— Mais oui, monsieur. Ne vous faites pas de souci pour ça.

Il tapota sa poche de poitrine et les allumettes dansèrent dans leur boîte.

— Je compte sur vous.

Je me remis à marcher fermement sur la plage, mais j’avais des douleurs insolites dans les bras et mes jambes tremblaient. Stubbins remarqua mon triste état et, avec une prévenance muette, me déchargea du Morlock inconscient. Nebogipfel ne semblait pas être un fardeau pour un homme robuste comme lui.

Nous continuâmes jusqu’à ce que nous eussions trouvé un creux propice à la lisière de la forêt, et c’est là que nous campâmes pour passer la nuit.

Les Vaisseaux du Temps
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